Quoi de mieux que la réalité pour expliquer un concept ? Une Montréalaise fabrique des organes génitaux en silicone moulés sur de vrais êtres humains. Ses modèles sont en circulation partout dans le monde, mais financièrement, les temps sont durs. Un dossier de Catherine Handfield Publié dans le Journal La Presse le 19 Janvier 2025. Photos de François Roy.
« Ça vient vraiment des besoins du terrain »
Les organes génitaux sont la plupart du temps cachés, et peu représentés.
Les adolescents les voient sur des schémas, dans leur manuel de sciences. Ils les parodient avec des émojis de pêche et d’aubergine dans leurs échanges de textos. Mais les vraies vulves, les vrais pénis ? Les premières découvertes (et comparaisons) se font souvent à travers la pornographie. Avec des organes sélectionnés, épilés, voire modelés par la chirurgie.
« Si tu trouves que ton corps n’est pas digne d’être aimé, tu n’es pas dans ton pouvoir, tu n’es pas dans ta capacité de dire non », souligne Magaly Pirotte, que nous avons rencontrée chez elle, à Montréal. Elle y mène depuis sept ans une mission singulière : fabriquer des organes génitaux en silicone, moulés sur de vrais êtres humains.
Elle nous montre l’arc-en-ciel de ses modèles, disposés harmonieusement sur une table de bois, dans son sous-sol, où elle travaille seule, sans subventions, et dans un contexte « adverse » (voir deuxième texte). Fait-elle les empreintes… elle-même ? « Je ne vois pas et je ne touche pas mes modèles, répond la souriante Magaly Pirotte. J’ai développé le processus pour que ce soit eux-mêmes, elles-mêmes qui le fassent. »
Lorsqu’elle a lancé le projet, les professionnels, dit-elle, n’avaient « vraiment rien » pour faire de l’éducation. « Ça vient vraiment des besoins du terrain », explique la fondatrice de SEX-ED, formée en sciences sociales, mais œuvrant depuis 20 ans dans le milieu de la santé sexuelle et reproductive. Sept ans plus tard, des centaines de modèles sont en circulation un peu partout dans le monde. On les trouve dans plusieurs écoles secondaires (pour les contenus de sciences et d’éducation à la sexualité), dans des organismes de planification des naissances, des cliniques de santé sexuelle, des écoles de médecine, des communautés autochtones, des programmes de prévention en Afrique…
Professeur à l’Université du Québec en Outaouais, Guillaume Cyr les utilise pour enseigner aux futurs enseignants.
Dans les notions de science, on présente souvent le schéma d’une vulve et le schéma d’un pénis. On essaie d’avoir un truc moyen, pas trop de poils. Pour les élèves, ça donne l’impression qu’il y a juste une forme de pénis, une forme de vulve. Que c’est ça, la norme.
Guillaume Cyr, professeur à l’Université du Québec en Outaouais
En plus d’une perspective tridimensionnelle, les modèles de SEX-ED offrent un point de départ à la discussion, dit-il. La question de la taille du pénis et de la taille des lèvres internes revient souvent avec ses étudiants universitaires, qui en apprennent eux-mêmes beaucoup. « Je suis persuadé que ça diminue les attentes par rapport à l’image corporelle », dit Guillaume Cyr. L’ensemble vendu aux commissions scolaires comprend cinq vulves, une vulve transparente avec clitoris amovible, et deux pénis : un de taille moyenne, non circoncis, et un plus petit, circoncis. Des modèles réalistes, donc, loin des organes génitaux typés mis en scène dans la pornographie.
En classe, les outils de SEX-ED font aussi ressortir des éléments révélateurs. Le professeur Guillaume Cyr donne l’exemple d’une étude qu’il a réalisée avec des enseignantes du secondaire. « Les élèves n’avaient aucun problème à faire circuler le modèle de pénis, ils trouvaient ça un peu drôle, mais quand c’est arrivé à la vulve, plusieurs filles ne voulaient pas la toucher, raconte M. Cyr. C’était un bien triste constat. »
Une diversité de modèles
Dans l’atelier de Magaly Pirotte, les vulves sont reines, et ce n’est pas un hasard : le corps mâle a été beaucoup plus étudié que le corps femelle, souligne Magaly Pirotte. Le premier clitoris en trois dimensions imprimable est disponible depuis quelques années seulement, grâce aux travaux de la chercheuse française Odile Fillod. « Et quand on parle des corps trans ou des corps qui ont vécu différentes expériences, il n’y a rien », résume-t-elle.
Magaly Pirotte a aussi développé des outils pour soutenir les professionnels qui accompagnent différentes clientèles. C’est ainsi que, sur sa table de bois, on trouve des vulves et des pénis de personnes trans, avant et après la prise d’hormones, ou après différents types d’intervention chirurgicale ; des vulves excisées ; d’autres ayant eu des opérations de réexposition du clitoris… « Ça permet aux gens de prendre des décisions médicales éclairées », explique-t-elle. D’autres modèles montrent les conséquences du lichen scléreux vulvaire, une maladie inflammatoire chronique qui entraîne la fusion des lèvres internes.
Puis, la Montréalaise nous présente son tout dernier moulage, sur lequel elle travaille depuis deux ans : le vagin. « Ça a pris mon sang, ma vie, ma joie de vivre et tout le reste, mais on a réussi à faire un moulage de vagin d’une personne ! », lance-t-elle fièrement. Magaly Pirotte aimerait faire affaire avec un fabricant local pour manufacturer le modèle, qui a été testé par divers professionnels.
Seule, dit-elle, c’est difficile.
« Je n’ai aucun financement, parce que je ne rentre dans aucune case », dit celle qui dirige une entreprise sans rechercher le profit, et qui fait de la recherche à l’extérieur du cadre universitaire. Magaly Pirotte s’achète elle-même ses billets d’avion pour ses collaborations internationales avec des universitaires. Son salaire annuel en 2024 a été de 30 000 $.
Magaly Pirotte a aussi investi de l’argent dans une base de données en ligne (elle est à la recherche de 200 000 $ pour la compléter). Avec le consentement des participants concernés, certains modèles pourraient ainsi devenir accessibles gratuitement, pour que « quelqu’un au Togo puisse quand même imprimer un pénis en 3D pour aller faire des démonstrations de pose de condom », illustre-t-elle.
Magaly Pirotte ne pourrait alors plus contrôler le contexte dans lequel les modèles en ligne seraient utilisés. Elle en est consciente. « C’est vraiment un pensez-y-bien sur la manière qu’on fait, mais la science devrait être accessible », estime Magaly Pirotte, qui rappelle que l’anatomie est une « science de base ». « C’est quand même incroyable qu’une fille dans sa cave fasse quelque chose qui n’est pas fait nulle part dans le monde, par aucune université, par aucune compagnie, par rien », laisse-t-elle tomber.
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