Article par Anne-Sophie Roy- 18 février 2021 – 24 heures
SEX-ED + avait un compte Instagram. Le verbe est au passé, parce que cet organisme montréalais qui a pour mission de promouvoir une saine sexualité s’est fait bannir de ce réseau social il y a deux semaines.
La chercheuse Magaly Pirotte, qui mène le projet, fabrique des moulages à partir d’organes génitaux pour créer des outils pédagogiques pour professionnels de la santé.
Sur les photos de ses produits, on voit par exemple des pénis – circoncis ou non – et des vulves en silicone. Il y a aussi le moulage du sexe d’une femme trans post-vaginoplastie, ce qui n’est pas facile à trouver (et sacrément utile pour les personnes qui travaillent dans le domaine).
«On ne sait pas à quoi ressemble une vulve qui vient d’accoucher. J’ai été contactée par des personnes trans qui se demandaient à quoi ressemblait le résultat d’une vaginoplastie», donne en exemple Magaly Pirotte pour démontrer la pertinence de son travail.
Le hic, c’est que les robots qui parcourent les réseaux sociaux ne font pas la différence entre de la pornographie et de la pédagogie. Conséquence : impossible pour elle de créer du contenu publicitaire pour faire la promotion de ses produits sur la page Instagram de SEX-ED +, l’organisme qu’elle a fondé.
«Vu la nature du projet et comme je crée des modèles réalistes, c’est difficile de passer à côté des algorithmes. Si je ne mets pas les mots-clés sur mes publications, personne ne va voir mes contenus, et si je les mets, je me fais bloquer. C’est sans issue!», lance-t-elle.
Même sans pub, Magaly Pirotte avait réussi à rassembler 5000 abonnés sur Instagram.
«Il y a deux semaines, sans avertissement, mon compte a été supprimé. Je suis arrivée pour me connecter et on m’a dit que j’avais enfreint les règles de la communauté», se désole-t-elle.
Ce réseau social interdit le contenu qui contient de la nudité, mais des reproductions à visée éducative devraient pouvoir rester en ligne, selon elle.
Magaly a fait appel de la décision du réseau social à plusieurs reprises, sans succès. «J’aimerais que mon cas soit examiné, mais c’est analysé par des robots. On m’a conseillé de faire appel le plus souvent possible jusqu’à ce qu’un humain réponde à ma demande», explique-t-elle.
Facebook est un peu plus permissif : le contenu numérique produit à des fins «pédagogiques, humoristiques ou satirique» peut rester, peut-on lire dans les conditions d’utilisation. Les photos d’allaitement, les cicatrices de masectomie et celles prises dans le cadre d’actes de protestation peuvent aussi rester.
Toutes ces règles forcent les créateurs qui prônent l’éducation à la sexualité à se réinventer. C’est notamment le cas de l’organisme montréalais Les 3 sex, qui a revu complètement sa stratégie pour répondre aux critères des réseaux sociaux.
L’équipe révise chaque image de chaque publication pour s’assurer qu’elle ne contrevient à aucune règle et utilise une image différente sur Facebook et sur son site web, explique Marion Bertrand-Huot, présidente de l’organisme.
Après de mauvaises expériences, les gestionnaires des 3 sex ont cessé de «tester la ligne» de Facebook.
En janvier 2018, l’organisme avait posté la photo du torse nu d’une femme dans le cadre d’un appel de textes sur la sexologie, sans visage, pour que l’identité de genre de la personne soit floue. Les mamelons ont suffi pour bloquer la publication.
Ces clauses liées à la nudité et à la sexualité rappellent les restrictions sur les contenus violents ou haineux, explique Stefanie Duguay, professeure adjointe au département de communication de l’Université Concordia.
«Cela signifie qu’ils ont tendance à traiter cette gamme de contenu de la même manière, même si ses préjudices ne sont pas équivalents», explique l’experte dont les recherches portent sur l’influence des technologies des médias numériques dans la vie des personnes marginalisées.
Le «shadow banning»
Le cas de SEX-ED + est tranché : le compte a carrément été désactivé. Mais il existe aussi des formes plus insidieuses de restriction de diffusion de contenu, comme le «shadow banning».
La technique vise à bloquer le contenu d’un utilisateur ou à le filtrer considérablement sans qu’il en soit conscient; il peut le publier, mais personne (ou très peu de gens) le voient apparaître dans leur fil d’actualité.
La candidate au doctorat en sémiologie à l’UQAM Marie-Christine Lemieux-Couture étudie ce sujet en profondeur pour sa thèse.
«Depuis qu’Instagram resserre ses standards de communauté, sous prétexte de vouloir être une plateforme plus familiale, on a remarqué que la plateforme faisait aussi la guerre aux femmes, aux LGBTQIA2+, aux personnes racisées, aux grosses, aux travailleuses du sexe, entre autres, avec son fameux shadow ban», remarque-t-elle.
Des mots-clés, par exemple #curvy, sont périodiquement bannis par Instagram peu importe le contenu auquel ils sont associés.
Marie-Christine Lemieux-Couture remarque qu’un mouvement de dénonciation est en cours et croit qu’il importe de dénoncer le manque d’inclusivité sur les plateformes numériques.
Stefanie Duguay abonde dans le même sens. «Si les utilisateurs des médias sociaux se réunissent pour appeler au changement et faire part de leurs préoccupations aux médias, les plateformes sont plus susceptibles d’écouter», dit-elle.
En attendant, il faut vivre avec les absurdités que ça implique. Saviez-vous qu’une publicité sur Facebook montrant un oignon a été supprimée de la plateforme puisqu’elle aurait été jugée «ouvertement sexuelle»? La forme du légume et sa couleur ont été associées à la forme de… fesses. Il s’agit là d’un exemple absurde, mais bien concret de l’utilisation des algorithmes.
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